Camargue, la construction
d’un rêve : 1840-1940
Léo Lelée, un artiste séduit par l’identité camarguaise qui participa à sa diffusion. Gardian au trident devant Les Saintes-Maries-de-la-Mer (Collection Henriette et Claude Viallat, dépôt au Musée des Cultures Taurines de Nîmes)
La Camargue est aujourd’hui appréciée pour ses traditions remarquables et sa beauté naturelle. Cette évidence n’en était pourtant pas une jusqu’au milieu du XIXe siècle, avant qu’une intelligentsia composée d’artistes engagés ne les magnifie. Une exposition passionnante à voir jusqu’au 15 novembre décortique la naissance moderne de l’identité d’une terre autrefois oubliée.
Le Musée des Cultures Taurines Henriette et Claude Viallat délaisse cette année son terrain d’exploration tauromachique pour se pencher, durant quatre mois d’exposition temporaire, sur l’émergence plutôt récente de l’identité culturelle camarguaise. Puisant à la fois dans son fonds et dans des collections privées ou de musées régionaux, cette présentation inédite proposée par la Ville de Nîmes met l’accent sur les débuts de la destination Camargue à travers peintures, dessins, costumes, livres illustrés et objets emblématiques. Gardians, gitans, taureaux et chevaux, maisons peintes à la chaux aux toits de roseaux, processions dévotes et paysages de bout du monde ont en effet été mis au goût du jour au milieu du XIXe siècle, alors que ces terres arides et salées étaient décrites jusqu’alors comme inhospitalières, insalubres et sans intérêt.
Un nouveau regard
Artistes et écrivains, tant naturalistes que romantiques, prisent alors les voyages et le pittoresque pour y puiser leur inspiration. La presse s’intéresse vers 1840 à cette terra incognita de Camargue qui évoque par certains aspects l’Espagne mystérieuse, sauvage et exotique dépeinte par Mérimée. Elle commande des illustrations qui nourrissent ce nouvel éclairage : Gustave Doré, Émile Loubon, Eugène Burnand donnent ainsi à voir le taureau de Camargue dans son environnement naturel, alors que parallèlement d’autres talents issus de la peinture de paysage en explorent les scènes champêtres, comme Félix Ziem s’attardant sur les flamants roses, ou Ernest-George Chauvier de Léon. En 1859, l’œuvre de Frédéric Mistral, Mireille, dont l’héroïne éponyme meurt aux pieds de l’église des Saintes-Maries-de-la-Mer, hisse le territoire camarguais au rang d’objet littéraire. Le mouvement du Félibrige contribue ainsi largement à la représentation d’une terre encore vierge et non corrompue par la modernité, où se pratiquent des coutumes et des apprentissages ancestraux qui relèvent des domaines conjugués de la tradition, de la langue et des bêtes.
Une Camargue « inventée »
Au début du XXe siècle, le marquis Folco de Baroncelli, manadier et écrivain, digne héritier du Félibrige, est le véritable inventeur de la Camargue d’aujourd’hui.
Installé au mas de l’Amarée, près des Saintes-Maries-de-la-Mer, il vit en symbiose avec ce peuple et ses gardians qu’il perçoit comme les derniers défenseurs d’une terre qui leur appartient. Il déploie toute son énergie à affirmer et à définir les attributs de la Camargue : créant la Nacioun Gardiano, il engage la naissance d’une race camarguaise de taureaux et de chevaux, mais aussi l’adoption d’un costume codifié de gardian et d’Arlésienne, et un symbole fédérateur : la croix de Camargue (créée en 1926 de toute pièce par le peintre Hermann-Paul). Le peuple gitan est érigé comme le peuple originaire de la région. Par l’intermédiaire de Joë Hamman, qui lui présente Buffalo Bill, il va associer l’image du terroir camarguais à celle du far west américain, échafaudant une nouvelle interprétation, une mythologie à part entière régionaliste et identitaire. Dans son sillage, il partage sa passion avec de nombreux écrivains et peintres, qui deviennent les chantres de la Camargue baroncellienne : le peintre Ivan Pranishnikoff, le poète-manadier Joseph d’Arbaud, le peintre et dessinateur Léo Lelée, et leur égérie Jeanne de Flandreysy. La cité d’Aigues-Mortes et ses remparts remarquables ne sont plus l’épicentre de la Camargue, lequel se déporte aux Saintes-Maries-de-la-Mer désormais préférées des artistes et intellectuels : Éloy-Vincent, Armand Coussens et Yvonne Jean-Haffen, mettent en avant les scènes de vie, coutumes et traditions, plutôt que les monuments, donnant davantage corps à l’œuvre baroncellienne pour la fixer définitivement dans l’imaginaire collectif.
Pour en savoir plus :
Musée des Cultures Taurines Henriette et Claude Viallat,
jusqu’au 15 novembre.
Adresse : 6, rue Alexandre Ducros
04 30 06 77 07
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h
Plein tarif : 5 euros
Tarif réduit : 3 euros
www.animesmonete.fr
Roulottes multicolores, vers 1932-1933, Yvonne Jean-Haffen (Dinan, Musée Yvonne Jean-Haffen)
Jeux de gardians aux Saintes-Maries-de-la-Mer, René-Georges Hermann-Paul, dit Hermann-Paul (Collection Famille Laurent). L’artiste crée en 1926 la Croix de Camargue
Le Marquis Folco de Baroncelli-Javon fut le véritable inventeur des traditions camarguaises au début du 20e siècle (photographie Georges – Musée des Cultures Taurines Henriette et Claude Viallat)
Aleth Jourdan,
Conservatrice du Musée des Cultures Taurines H. et C. Viallat.
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Pourquoi avoir choisi ce sujet d’exposition ?
Ce projet élaboré en équipe au sein du musée permet d’aborder un autre angle des cultures taurines, au-delà du sujet plus habituel de la tauromachie. Je souhaitais mettre en avant les représentations de la Camargue à travers la peinture, tandis que notre historien Jean-Marie Mercier, chargé des collections en dépôt, a développé une approche littéraire. À travers de nombreux prêts des musées d’Arles, Martigues, Avignon et Nîmes, ou plus loin comme le musée Jean-Haffen à Dinan, et de ceux de collections privées, nous présentons de nombreuses pièces peu connues du grand public.
La peinture et la littérature ont-elles été déterminantes ?
L’élaboration des traditions camarguaises telles que nous les connaissons aujourd’hui est indéniablement le fait du marquis Folco de Baroncelli, qui en est le véritable inventeur au tournant du XXe siècle. Il a transmis et communiqué sa vision à de nombreux artistes et auteurs de son époque, installés en Camargue sans en être originaires. Cette vision s’est cristallisée entre 1920 et 1940 par la peinture et la littérature pour demeurer et donner à voir le rêve baroncellien, celui d’une Camargue libre, indépendante et vivante.